Les ondistes du Canada par Damien Charron - Partie 3 : Suzanne Binet-Audet et Caroline Martel

La FEAM a des amis partout dans le monde, en particulier au Canada avec la classe d’ondes Martenot du conservatoire de Montréal. A ma demande, Damien Charron,* profitant d’un séjour outre atlantique en septembre 21, a mené des entretiens avec les principales personnes du milieu des ondes, avec comme objectif de faire le point sur la situation de l’instrument et de son répertoire au Canada.  

Nous sommes heureux de vous présenter les acteurs de cet univers sur le site de la Fédération Martenot, les différents articles sont publiés en épisodes.  

Bonne lecture. 

Ariane Martenot

*Adhérent de la FEAM, Damien Charron s’intéresse aux Ondes Martenot comme compositeur, dont l’écriture s’appuie sur les recherches de timbre, le geste musical, l’énergie du son et les modes de jeux instrumentaux. Il a composé un trio pour Ondes Martenot (http://www.damiencharron.com/). Les enjeux pédagogiques lui tiennent aussi à cœur, ayant dirigé pendant 35 ans des conservatoires de musique.

Les ondistes du Canada par Damien Charron - Partie 1 : Jean Laurendeau

Les ondistes du Canada par Damien Charron - Partie 2 : Estelle Lemire

ENTRETIEN AVEC SUZANNE BINET-AUDET ET CAROLINE MARTEL
A MONTREAL
LE MARDI 21 SEPTEMBRE 2021

Suzanne Binet-Audet
Caroline Martel

L’entretien s’est déroulé au café Le Parva dans la Grande Bibliothèque de Montréal, au Quartier latin, puis dans le jardin d’art attenant, à côté de la toute nouvelle statue de Dany Laferrière.

Il a commencé avec Suzanne Binet-Audet seule, à propos de sa découverte de l’instrument. Elle est l’une des premières canadiennes à jouer des ondes Martenot. Dans les années 60, comme beaucoup d’étudiantes et étudiants québécois, elle vient à Paris et se perfectionne auprès de Jean Langlais, après des études supérieures en orgue aux Conservatoires de Musique de Montréal et de Québec. Elle découvre les ondes Martenot lors d’un concert de Ravi Shankar, où est jouée en seconde partie une pièce de Jacques Charpentier, Lalita pour ondes Martenot (tenues par Jeanne Loriod) et percussions. Ce jour-là, elle rencontre fortuitement Jean Laurendeau, qui assiste au concert. Elle lui parle de son attrait pour cet instrument. Elle entre ainsi à l’Ecole Normale de Musique de Paris-Alfred Cortot et se forme pendant deux ans avec Jeanne Loriod. Elle étudie simultanément pendant un an auprès de Maurice Martenot au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

Lorsque Caroline Martel nous rejoint, une discussion s’engage sur la spécificité de l’instrument. Caroline Martel a réalisé un documentaire d’auteur remarqué, Le chant des ondes - sur la piste de Maurice Martenot (Artifact/ONF, 2012, https://artifactproductions.ca). Elle exprime d’emblée le rôle joué par Suzanne Binet-Audet dans sa passion pour cet instrument, plus particulièrement avec sa manière de se l’approprier pour en tirer une musique si incarnée et étonnante.

Suzanne Binet-Audet met alors en avant la liberté fondamentale de l’interprète. C’est le geste de l’ondiste qui modèle le son, lui donne une forme. Mais au-delà de cette plasticité « formelle », l'immédiateté de la réponse au plus petit mouvement de la main gauche sur la touche oblige l'interprète ou l'improvisateur à atteindre un espace intérieur libéré favorisant une grande disponibilité face à la partition ou à l'environnement sonore d'une improvisation. On pourrait parler ici d’une dimension spirituelle du jeu de l'ondiste, sa main sur la touche traduisant par d'infimes mouvements la qualité de sa vive présence à « ce qui se joue ». Cela dit, la maitrise du jeu à la bague et du clavier va de soi et reste nécessaire à la richesse et la justesse du jeu.

L’entretien se poursuit avec la question des avancées technologiques et de leur impact en matière d’accès. Selon Caroline Martel, l’histoire du développement et de la réalisation des ondes Martenot prend son temps, leur nature artisanale apparaissant comme un atout et un gage d’authenticité. Elle rappelle que son film porte sur la démarche entière et complexe d’une quête initiée par un inventeur, bricoleur, musicien et professeur et dans la foulée de laquelle plusieurs « fous des ondes » poursuivent son legs aujourd’hui. Cette notion d’exploration et d’expérimentation lui semble difficilement compatible avec l’industrialisation d’un produit. Elle renvoie à un entretien avec Ikutaro Kakehashi, fondateur de l’entreprise japonaise Roland (instruments électroniques et synthétiseurs). Ce dernier avait été approché par le compositeur contemporain Toru Takemitsu pour lancer une production d’ondes au Japon, mais il avait compris qu’il n’y avait pas une grande marge de manoeuvre sur un plan commercial.

A titre d’exemple de sa conception plutôt optimiste en l’avenir, Caroline Martel cite l’arrivée récente à Montréal d’un jeune musicien, possédant deux Ondomos (rappelons qu’il s’agit d’ondes musicales de type Martenot construites au Japon par Naoyuki Omo), et désireux d’apprendre à jouer de l’instrument auprès d’une ondiste professionnelle pour pouvoir l’inspirer dans de nouvelles compositions.

Suzanne Binet-Audet marque alors son intérêt pour l’Ondomo, qui peut répondre pour les étudiants ou les débutants à l’obstacle du coût de l’achat, et qui correspond aussi au souhait d’accessibilité de Maurice Martenot avec sa formule « un instrument dans chaque maison ».

Elle rappelle par ailleurs qu’un instrument de concert a été développé à Calgary au Canada, par David Kean en partant des bases de l'ondéa d’Ambro Oliva. Il est actuellement utilisé au Conservatoire de Montréal ainsi que pour les concerts des ondistes professionnels. Elle signale que David Kean a gracieusement fait don d’un exemplaire à la Société pour le Développement des Ondes Musicales (SDOM).

Notre discussion s’engage sur la notion d’énergie, reliée aux questions de stabilité, de mouvement, de densité et de ténuité. Suzanne Binet-Audet développe ce qu’elle avait déjà abordé un peu auparavant. Elle exprime le fait qu’elle ressent parfois avec l'instrument, dans des moments privilégiés d'abandon et d'ouverture, un rapport au son même de l'univers, qui existerait en dehors de notre perception. Par son jeu, en sculptant la matière sonore, l’interprète rejoint cet univers déjà existant et le révèle.
Cette démarche, tout empreinte de mystère et d’inattendu, correspond assez à la notion d’impondérable chère à Maurice Martenot. Caroline Martel, tout en soulignant la relation si prégnante de Suzanne Binet-Audet à son instrument, cite aussi un entretien réalisé avec Takashi Harada. Ce célèbre interprète japonais, formé au Conservatoire de Paris auprès de Jeanne Loriod, passionné au point de créer au Japon l’association « les Amis des ondes », partage le même sentiment de pouvoir saisir quelque chose d’indicible au travers de son jeu.

C’est l’occasion pour Caroline Martel de préciser les intentions qui ont présidé à la réalisation du Chant des ondes. En affirmant que son film porte sur une quête, elle énonce précisément qu’il s’agit moins de dresser le portrait d’un instrument, que d’explorer les diverses recherches artistiques, scientifiques, techniques, et leur caractère profondément humain, existentiel. Elle souhaite ardemment que ce documentaire accompagne l’instrument, tel un mode d’emploi, portant sur l’esprit et l’oeuvre. Son succès au box-office en 2013 (il a été visionné pendant un mois en salle à Montréal et a reçu deux prix lors de sa carrière internationale) le laisse espérer.

Le film tente également de présenter divers aspects de l’emploi des ondes dans les différents répertoires et genres musicaux, diversité dont la carrière artistique de Suzanne Binet-Audet livre un aperçu. Par ailleurs, le terme d’interprète restreint d’une certaine façon l’activité musicale de Suzanne Binet-Audet, qui s’est poursuivie jusqu’à une époque très récente. A preuve, la pluralité de ses prestations professionnelles.

Elle mène une carrière d’interprète soliste. Dès 1967, lors des Nocturnales de l’Université de Montréal, elle crée Séquences, une oeuvre de la compositrice québécoise Micheline Coulombe-Saint-Marcoux (duo d’ondes Martenot avec Jean Laurendeau et percussion). Elle interprète des oeuvres avec orchestre (Honegger, Tomasi…) en Italie, aux États-Unis et au Canada. Plus récemment, elle joue en tournée au Canada, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne Trilogie d’Ondes pour ondes Martenot et bande électroacoustique du compositeur québécois Gilles Gobeil. L’enregistrement de cette oeuvre, dont la composition s’est étalée entre 1988 et 2002, reçoit en récompense un Prix Opus en 2006. Dans le domaine de la musique de chambre, elle participe à l’Ensemble d’Ondes de Montréal ainsi qu’à diverses formations, contribuant à la diffusion de la création musicale contemporaine.

Elle travaille également pour le monde de la « variété ». Par exemple, entre 1966 à 1970, elle participe à l’émission télévisuelle « Les beaux dimanches » en jouant des musiques écrites par Gaston Brisson.

Elle développe parallèlement la pratique de l’improvisation, seule ou avec d’autres artistes multidisciplinaires. Elle pousse alors aux limites les possibilités sonores de l’instrument dans des prestations publiques comme à la « Roulette », lieu expérimental de New York, dédié aux musiques actuelles et aux réalisations interdisciplinaires.

C’est elle qui compose la musique originale des films documentaires le Fantôme de l'opératrice et Le Chant des ondes de Caroline Martel, ainsi que celle de diverses pièces de théâtre.

En matière de pédagogie, Suzanne Binet-Audet enseigne les ondes pendant deux ans au Conservatoire de Québec jusqu’au moment où sont fermées les classes des instruments qui ne sont pas représentées dans l’orchestre. Seul le conservatoire de Montréal conserve alors une classe d’ondes Martenot. Elle se tourne alors vers l’enseignement privé (surtout le piano), et l’éducation musicale en école primaire.

Il faut expliquer succinctement la situation de l’enseignement au Québec. Dans la continuité des réformes sociétales de la « révolution tranquille », le rapport de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts, appelé Rapport Rioux, paru en 1969, instaure un enseignement des arts, en particulier de la musique, à l’école primaire. Suzanne Binet-Audet enseigne dans ce cadre-là pendant une vingtaine d’année.

Vincent Bonin, commissaire d'exposition et artiste, nous rejoint vers la fin de l’entretien. Membre de la famille de Suzanne Binet-Audet, il est à l’origine de la rencontre entre Suzanne Binet-Audet et Caroline Martel.

Une discussion informelle sur l’avenir des ondes Martenot s’engage. Suzanne Binet-Audet rappelle les vicissitudes de l’histoire de la réception de l’instrument. Alors que dans les années 60, l’instrument occupe une place de référence à la chaîne nationale de Radio-télédiffusion Radio Canada, il devient peu à peu dans les années 1970-80 un objet de dénigrement avec l’arrivée des synthétiseurs et la quasi-disparition des musiciens de studio… Paradoxalement, au même moment, leur présence au Conservatoire dans la classe de Jean Laurendeau, donne lieu à une profusion d'oeuvres de compositeurs de musique contemporaine. Presque tous les compositeurs de cette époque en ont écrit, surtout dans sa forme quatuor et ce répertoire fait partie de l'originalité du patrimoine musical du Québec.

Des signes récents montrent un regain d’intérêt comme l’acquisition, semble-t-il, d’un exemplaire de concert par le Musée des Instruments de Musique de Berlin. Pour Caroline Martel, des ondistes et compositeurs tels que Christine Ott et Thomas Bloch, puis la nouvelle génération d'ondistes français (avec les Nathalie Forget, Julie Normal, Nadia Ratsimendresy, Augustin Viard, pour ne nommer que ceux-là), de même que de jeunes ondistes anglais, démontrent une force formidable d'appropriation de l'instrument hors des sentiers battus de la musique classique contemporaine, notamment dans les musiques populaires, expérimentales, rock, de film et de « cinéma pour l'oreille ».

C’est donc sur une note plutôt optimiste que se termine cet entretien croisé. Un vœu est émis par les interlocuteurs concernant le centenaire des ondes en 2028 : la suggestion de préparer cet anniversaire des deux côtés de l’Atlantique, grâce à des collaborations et des échanges entre interprètes, compositeurs, étudiants…

Damien Charron