La musique à l’heure de la fée électro | La-Croix.com
La musique à l’heure de la fée électro
Enquête - Une pléiade de nouveaux instruments de musique « virtuels » envahit les scènes de concert. Ils sont représentatifs d’une « culture électro » qui s’est imposée dans la société
Avec cet article Hybride Des Festivals et des lieux L’Ircam au temps des métamorphoses Le 13 avril dernier, la Gaîté Lyrique, nouvel espace parisien consacré aux cultures numériques, propose une création musicale intitulée Versus 2.0. Dans une pièce entourée de murs écrans, le public, debout, écoute la performance de trois musiciens. Deux d’entre eux, Carl Craig et Moritz von Oswald, « jouent » de la musique. Face à des écrans d’ordinateurs et des consoles, ils poussent des manettes, tournent des boutons, appuient sur des touches. Leurs gestes déclenchent des événements sonores : bruit, montée en puissance d’un rythme, ondulations, distorsion… Francesco Tristano leur répond au piano, tandis que des images aux formes et couleurs évolutives, nées du son, immergent le public. La musique se laisse à la fois écouter, regarder et ressentir. Est-on ici dans une salle de concert ou de danse ? « Les frontières ont disparu entre les artistes de musique contemporaine et ceux qui proposent des musiques festives. Les mêmes créateurs, emblématiques d’une culture héritière de la scène techno des années 1990, sont susceptibles de se produire à la Gaîté lyrique, au Palais de Tokyo ou au festival Nuits sonores de Lyon », répond Vincent Carry, conseiller à la programmation de la Gaîté lyrique et directeur du festival lyonnais, le plus important de France dévolu à ces musiques (lire en page suivante). Autre moment, le 24 avril dernier, au Printemps de Bourges, révélateur de talents de la chanson. Une jeune Grenobloise, « Peau », se produit seule sur scène. Devant un mur d’images, elle chante et alterne les phrases mélodiques à la guitare, qu’elle « copie » en direct à l’aide d’un appareil pour former des boucles musicales. Elle leur superpose d’autres sons, créés avec sa bouche ou grâce à des boîtiers placés devant elle ou un pédalier qu’elle actionne du bout du pied. Une femme-orchestre des temps nouveaux. Une préfiguration de la chanson de demain ? « Nous vivons une période fantastique où tout le monde fait de la musique électronique. Cette contre-culture née du désastre économique dans des villes industrielles est montée en puissance pour devenir une culture à part entière. Tous les artistes l’intègrent, on crée des salles pour elle et tous les événements liés aux musiques actuelles sont tenus de l’accueillir… », poursuit le journaliste Didier Varrod, animateur sur France Inter de l’émission « Électron libre », consacrée à la culture électro. Bien sûr, ces musiciens d’un nouveau genre « n’inventent » rien. La musique électronique a vu le jour dans les années 1950, avec la création du premier studio en Allemagne lorsque sont apparus les premiers équipements de synthèse sonore jouables en temps réel, qui donneront plus tard les synthétiseurs. Ce ne sont pas pour autant les premiers instruments électroniques, qui ont vu le jour dès l’entre-deux-guerres. Comme le « thérémine » (1919), un boîtier à antennes qui produit des sons en fonction de la distance entre la main et les antennes. Ou les « ondes Martenot » (1928), qui utilisent des oscillateurs électroniques pilotés par un clavier. La génération nouvelle ne crée pas non plus une esthétique neuve. Il y a un demi-siècle, Stockhausen confrontait déjà le jeu électronique aux instruments traditionnels avec sa pièce Kontakte pour piano, percussion et bande. Mais autant sa démarche fut intellectuelle, une remise en question de l’esthétique tonale, autant ce qui se passe aujourd’hui traduit une évolution d’un autre type. La musique électronique entre dans une ère de diffusion généralisée et touche des publics qui ne cessent de s’élargir. « Le virage se situe au milieu de la décennie 2000, selon Vincent Carry. C’est du reste le moment où les Nuits sonores, longtemps déconsidérées par la ville de Lyon, sont enfin reconnues et accompagnées. » C’est aussi le moment où une génération ayant grandi avec l’électro et l’image numérique (via le jeu vidéo), comme d’autres avec le rock, arrive à l’âge adulte. Cette culture que l’on nomme « techno » ou « électro » naît en Allemagne, avec le groupe Kraftwerk, premier point de rencontre entre musiques contemporaine et pop. Ces pionniers proposent des morceaux éloignés des standards : Autobahn, notamment, en 1974, dure vingt-deux minutes et mêle le son répétitif du synthétiseur et des bruits de klaxons ! Kraftwerk annonce la scène techno qui naîtra dix ans plus tard à Detroit, ville industrielle sinistrée des États-Unis. Cette explosion doit beaucoup à l’émergence du « séquenceur », un équipement, plus qu’un instrument, qui permet de faire jouer automatiquement un instrument électronique (clavier, mais aussi guitare, violon…), grâce à des instructions préenregistrées. La boîte à rythme, séquenceur réservé aux percussions, se met à prendre la place de la batterie. Elle « joue » des heures durant, permet une rythmique puissante et simple, un rythme carré (4/4) et rapide : de 120 à 145 beats per minute (bpm). Un format s’impose dans les clubs où les DJ mixent pendant des nuits entières, c’est-à-dire que ces animateurs musicaux mélangent des sons issus de disques différents pour créer une musique nouvelle. Bientôt, d’autres suivent. À Chicago, Manchester, Berlin… Des sous-genres se dessinent, adoptant des formes lentes ou au contraire plus rapides, recherchant un grain spécifique, une résonance plus encore qu’une harmonie, une sorte de glissement progressif du son, avec ajout et retrait de pistes, variation des pulsations… Si la première décennie de la musique techno marque l’ère de la platine, l’heure, depuis une décennie, est au micro-ordinateur, devenu le cœur du réseau musical de tout jeune musicien. Son émergence sur le terrain de la création musicale a permis la naissance du « home-studio » qui, comme son nom l’indique, permet d’enregistrer « à la maison », et peut se retrouver sur scène, comme avec la chanteuse Peau. Il intègre, sous forme de boîtiers ou, de plus en plus, de logiciels, un séquenceur, un échantillonneur, qui restitue instantanément tout son enregistré en format audionumérique, et des « effets » (via un pédalier), permettant des altérations du son. Ces instruments de musique virtuels annoncent une démocratisation de la création musicale. Depuis 2008, le magasin d’instruments de musique Paul Beuscher possède sa boutique spécialisée, où l’on vient acheter un « software » comme d’autres un saxophone. Surtout, il permet de nouvelles approches dans la composition. Le musicien, de plus en plus autodidacte, n’est plus contraint par une grille d’accords. Il recherche des textures sonores, des ambiances. Les spécialistes prédisent une génération d’abondance. Peut-être pas de musiciens au sens strict. Mais sans doute, comme l’on parle de metteurs en scène pour l’image, de metteurs en son. À suivre. JEAN-YVES DANA