Le Saint François de Madrid – 3 000 auditeurs, et la Reine Sofia – La volière – Roland Petit – Georges Auric et Max Ernst – Un procès perdu | Claude Samuel
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L’installation monumentale des Russes Emilia et Ilya Kabakov
Cette somptueuse coupole aux couleurs changeantes, c’est le formidable fond de décor de Saint François d’Assise, l’opéra d’Olivier Messiaen dont j’ai annoncé la création espagnole dans mon blog du 20 juin. Et cette sortie du Théâtre Real hors les murs, cette plongée dans un univers théologique, que récuse finalement toute l’histoire de l’opéra traditionnel, cette épreuve de longue patience aux dimensions wagnériennes fut plus qu’un succès, sinon un triomphe pour Gérard Mortier lequel, si j’ose dire, partout où il passe (Salzbourg, le Festival de la Ruhr, l’Opéra-Bastille, Madrid) offre à un public qui, certes, n’en demande pas tant, l’opéra testamentaire de notre (aujourd’hui très) célèbre compositeur-ornithologue-rythmicien. Mobiliser trois mille personnes, dont la Reine Sofia (qui m’a confié sa très vive satisfaction), pour la première des cinq représentations à laquelle j’ai eu la chance d’assister, est tout de même un exploit. Je n’ai pas le souvenir d’un de nos présidents de la République assistant, à Garnier ou à Bastille, à l’une des productions qui se sont succédé depuis le 28 novembre 1983…
Le soleil, les fleurs, les arbres…
Messiaen, on le sait, n’a pas travaillé dans l’économie : cent cinquante choristes, un effectif orchestral gigantesque (dont vingt-deux bois, trois ondes Martenot, une percussion opulente). L’opulence, on la reprocha au compositeur au lendemain de la création. Il répondit : « On m’a dit : votre œuvre est beaucoup trop riche pour décrire un saint qui était pauvre et ne voulait rien posséder. J’ai répondu : en effet, il était extrêmement pauvre, il mangeait à peine et ne possédait qu’un seul habit rapiécé, mais il était riche du soleil, des fleurs, des arbres, des oiseaux, des océans, des montagnes. Il était riche de tout ce qui l’entourait. C’est la plus belle des richesses. » Mais c’est aussi, pour le dire d’une façon très irrévérencieuse, un vrai chemin de croix pour les directeurs intrépides qui ne disposent que d’une fosse d’orchestre au format courant. A Garnier, en 1983, on tricha beaucoup, on expliqua au compositeur que les contingences matérielles étaient irréductibles ; il en fut un peu peiné, certes. A Madrid, dans cette énorme coque vide, à mi-chemin entre Bercy et la nef du Grand Palais, ce n’est plus un problème. La photo ci-dessus en témoigne : l’orchestre (celui de la Radio de Baden-Baden, dirigé avec détermination, flamme et précision par Sylvain Cambreling) et le choeur (renforcé) du Teatro Real, se déploient largement.
Quant aux chanteurs, ils parcourent des praticables situés autour de ce centre névralgique. La partition de Messiaen y gagne, sans doute, en présence, en couleurs, en intensité ; les chanteurs, en revanche, sont (acoustiquement et scéniquement) relégués au second plan ; ils n’en déméritent pas, pour autant, notamment le Suisse Alejandro Marco-Buhrmeister – plus de finesse et moins de chaleur que José Van Dam, le créateur, et longtemps le seul titulaire du rôle. Les compagnons de Saint François sont parfaits ; l’Ange, incarné par la mozartienne-straussienne Camilla Tilling tombée d’un autre monde, comme nous l’attendions. A droite de la scène, on a cru bon d’enfermer quelques oiseaux (mais lesquels ?) dans une volière ; je ne suis pas persuadé que Messiaen, qui aurait eu, par ailleurs, toute raison d’être heureux, aurait apprécié cet excès de zèle…
Messiaen piégé
Il est vrai qu’il avait quelque scrupule à exprimer sa désapprobation. Comment n’y pas songer la semaine où Roland Petit vient de disparaître, lui qui chorégraphia à l’Opéra de Paris la Turangalîla-Symphonie ? C’était le projet de George Auric, alors directeur de la maison, mais pas l’une de ses meilleures idées, de même le choix de Max Ernst, à cent lieux de l’univers coloré du compositeur. « Les danseurs étaient excellents, les costumes et les éclairages ne correspondaient pas toujours à ce que je vois intérieurement », se contenta de dire l’auteur, lequel, vingt ans auparavant, n’avait pas dissuadé un écrivaillon de la Ville de Paris de soumettre à la commission des programmes de l’Opéra un projet d’argument – vivement enterré dans un tiroir. Messiaen lui avait adressé un mot de remerciements, par pure courtoisie, lequel lui valut un procès lorsque le spectacle de Roland Petit fut retenu pour Garnier. Procès que Messiaen, souvent piégé, toujours désarmé dans l’impitoyable contexte de notre société, perdit !